18 janvier 2017

« Donner du sens grâce à l’histoire de l’entreprise » Rencontre avec Christine Carbonnel Saillard

  • Expertise et analyse
image illustrative de l'article : photo historique d'une vieille voiture

Consultante indépendante, Christine Carbonnel Saillard  est spécialisée dans la gestion et la valorisation du patrimoine historique des entreprises et des organisations. Elle intervient auprès de ses clients sur la conservation de leurs archives historiques, analyse leurs fonds et propose la conception, la coordination et la production de projets de valorisation.

En quoi l’histoire de l’entreprise représente un enjeu stratégique ?

L’enjeu majeur est celui du sens. Donner du sens grâce à l’histoire de son entreprise, au propre comme au figuré. C’est à dire faire le lien entre passé, présent et avenir, sélectionner les faits qui viennent illustrer l’histoire, éclairer les choix pour l’avenir, montrer comment l’entreprise a réussi à s’adapter, à être solide tout au long de son parcours. Donner du sens est d’autant plus important aujourd’hui, à l’heure de mutations importantes, qu’elles soient digitales, managériales, économiques, etc…

Quels sont les enjeux du partage de l’histoire de l’entreprise en interne, vis à vis des salariés ?

Selon moi c’est fondamental. L’enjeu, c’est le lien : créer et renforcer les liens.

J’ai produit un film institutionnel qui avait pour ambition de faire le lien entre passé, présent et avenir pour l’entreprise. Nous l’avons présenté sur différents sites de l’entreprise, des sites industriels. J’ai reçu une réaction très spontanée d’une personne en contact direct avec les équipes qui souhaitait que l’on organise une projection dans son atelier. Ce chef d’atelier n’arrivait pas à faire communiquer les jeunes et anciens salariés : pour lui, ce film allait pouvoir créer un lien entre les générations, susciter le dialogue, être un objet de partage.

Cette question du partage entre générations est fondamentale, compte tenu du changement qui a lieu en ce moment dans la pyramide des âges en entreprise. J’ai retrouvé des chiffres selon lesquels près d’un tiers des salariés termineront leurs carrières professionnelles dans quelques années : comment faire pour que la relève dialogue avec les anciennes générations? C’est de plus en plus difficile de trouver des opportunités dans le travail pour que les gens échangent. Le patrimoine est une solution concrète à ces questions de dialogue entre générations. Il permet de créer du lien, cela peut être dans le cadre d’un échange en conférence, d’une rencontre avec les jeunes. Les formats peuvent être très divers. Ici le film a véritablement permis de discuter.

L’histoire de l’entreprise au service de l’innovation et du marketing

Dans quelle mesure l’histoire de l’entreprise rime-t-elle avec “innovation” ?

Il est important de trouver un équilibre entre deux visions : celle qui consiste à faire table rase du passé pour innover, et celle qui ne prend pas assez de recul par rapport au passé, au risque de reproduire de pâles copies.

Prenons un exemple. Chez BNP Paribas, des séances de formations auprès de cadres et des managers ont été organisées pour montrer comment l’entreprise a su faire face dans le passé à certaines ruptures, et pour expliquer, à partir de cette histoire, comment l’entreprise peut affronter les ruptures à venir. L’enjeu est de former les managers pour qu’ils puissent expliquer aux salariés leurs actions, les justifier, montrer qu’elles s’inscrivent dans une continuité. Aborder ces sujets en interne permet de porter des messages de réassurance vis à vis des salariés.

Avez-vous d’autres exemples d’utilisation de l’histoire de l’entreprise pour répondre à des enjeux concrets du quotidien ?

Prenons l’exemple suivant : les ingénieurs de maintenance d’une entreprise aéronautique disposaient de peu de documentation concernant le développement et la production d’un avion datant du début des années 70. La seule manière de mettre en place des processus de maintenance était donc d’aller dans le musée de l’entreprise, et travailler sur l’avion restauré dans le musée pour faire valider des outils et process de maintenance actuels. Lorsque je travaillais dans un département d’archives historiques, il arrivait que l’on nous demande des éléments sur des anciens produits, dont le développement n’avait pas été mené à terme à l’époque car les technologies n’étaient pas prêtes.

Revenir sur d’anciens développements pour concrétiser une innovation est quelque chose de courant dans les industries, notamment parce que la recherche scientifique n’est pas linéaire : on avance, on recule, on repart… En s’appuyant sur les archives historiques de l’entreprise, les équipes innovations gagnent du temps car elles ne repartent pas de zéro, mais s’appuient sur des développements déjà amorcés. Pour les entreprises qui repartent de zéro, il existe un risque de perte énorme. Il faut transmettre la culture de l’histoire de l’entreprise, et se battre contre les attitudes de certaines personnes qui considèrent que le passé ne sert à rien et va à l’encontre de l’innovation.

Voyez-vous un autre enjeu important lié à l’histoire de l’entreprise ?

Je dirais les valeurs de l’entreprise. Elles permettent avant tout d’affirmer la culture de l’entreprise. Cette culture peut être ensuite utilisée en communication comme discours de vente : c’est une tendance forte en marketing, on voit souvent la phrase “Depuis” telle date dans les baselines des marques. Mais il ne faut pas que ce discours cache le reste. Cela doit être utilisé si l’entreprise a un savoir-faire historique, mais à condition que cela soit crédible et qu’elle ait les moyens de le prouver : il ne faut pas tomber dans un storytelling dénué de sens. Pour cela, le travail archivistique est essentiel, afin de retrouver les pièces qui viendront étayer le discours du marketing.

Mettre en avant ses valeurs et sa culture d’entreprise est également une bonne stratégie en B2B, surtout à l’international, envers des clients américains ou asiatiques. Ils aiment bien savoir à qui ils ont affaire ! L’histoire compte pour eux, c’est véritablement une preuve de solidité.

Et puis je pense que si une entreprise ne travaille pas sur son histoire, elle risque de courir un danger. A l’image de la communication de crise, il faut pouvoir se préparer au fait que les moments sombres de l’histoire de son entreprise ressurgissent, et donc anticiper ce moment, préparer des scénarios, des discours en s’appuyant sur les faits de l’histoire. En prenant du recul sur son histoire, il est plus facile de justifier certains moments difficiles, la façon dont l’entreprise a su rebondir, corriger, s’améliorer.

Les entreprises souhaitent-elles réellement mettre leur histoire au cœur de la stratégie ?

Pour le livre blanc de l’AFCI (Association française de communication interne) “Mémoire des organisations et communication interne”, nous avons mené des entretiens avec une trentaine d’entreprises. À peu près le même nombre de personnes ne souhaite pas, au contraire, communiquer autour de ce sujet. Il y en a beaucoup pour qui le passé, l’histoire de l’entreprise n’est pas évidente à gérer. L’histoire peut être un handicap pour certaines sociétés, lorsqu’elle est difficile à affronter. Mais on peut toujours rebondir, quel que soit la teneur de son passé !

Certains sont en réflexion sur le sujet et souhaitent attendre un certain degré de maturité pour pouvoir communiquer. D’autres pensent que l’histoire n’est pas un axe stratégique pour leur entreprise. Les positions sont dans tous les cas très tranchées, et comme je l’évoquais tout à l’heure, l’important est de réussir à convaincre. Mais le rapport à l’histoire est subjectif, sensible : si l’interlocuteur n’a pas une première sensibilité pour le sujet, c’est difficile à faire accepter. On retrouve plus facilement cette sensibilité dans les entreprises familiales, mais ce n’est pas une condition sine qua non pour que l’entreprise prenne conscience des enjeux stratégiques de son histoire.

Pourquoi ces positions si tranchées ? Comment expliquer que certaines personnes ne voient pas l’intérêt de l’histoire pour l’entreprise ? Quels sont les freins ?

Le frein principal, c’est la conviction, cette sensibilité que l’on va porter ou non au projet de l’histoire de l’entreprise, comprendre les enjeux de son utilisation.

Il y a aussi des freins pragmatiques, même s’ils sont moins forts. Souvent, on pense qu’on n’a rien pour faire parler l’histoire, qu’il n’y a pas de sources. Ce sont des entreprises sans services d’archives qui pensent manquer de preuves. Et c’est vrai que c’est difficile de communiquer sur l’histoire si celle-ci n’est pas constituée. Lorsque le service communication s’empare d’un projet de valorisation de l’histoire de l’entreprise, c’est très bien, mais s’il n’y a pas d’archives constituées, une stratégie de préservation, le projet n’est pas tenable à long terme : comment faire pour réalimenter le discours ? Pour une exposition, un musée, il faut des preuves tangibles, de la matière.

Mais avec un travail d’investigation qui peut être conduit par des sociétés externes, des archivistes ou en interne, on y arrive. Il faut interroger les salariés, raviver leurs souvenirs, solliciter d’anciens clients, et ne pas négliger les ressources externes comme les agences de publicité par exemple, car on y trouve souvent des pistes (publicités, reportages télé, affiches..). Je suis persuadée que toute entreprise peut retrouver des preuves de son histoire même si elle pense ne pas les avoir conservées. Mais pour que cela fonctionne, il faut entretenir un discours permanent entre les gens qui utilisent l’histoire, et ceux qui la constituent : archivistes, documentalistes…

Quels conseils donneriez-vous aux entreprises qui débutent dans l’utilisation de leur histoire?

Il faut rester modeste ! Commencer petit et ne pas se lancer dans des projets grandiloquents qui demandent beaucoup de moyens financiers et humains. Avec des projets modestes, les résultats sont visibles rapidement, et cela peut apporter des solutions concrètes immédiates pour commencer à mettre en place pas à pas certains process dans l’entreprise pour sauvegarder, créer un centre de ressources, identifier les personnes ressources, etc. Tout le monde n’est pas St Gobain !

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